Des histoires de lac Cette étendue figée, sombre, impassible me fait penser à une autre. Un autre lac. Un autre miroir d'eau qui reflète les humeurs du ciel. Artificiel, lui aussi. Non créé par les creusements inlassables des humains mais au contraire, par un engloutissement. Là où ils sont venus retirés ici, ils ont rajoutés là-bas. On m'a raconté l'histoire plusieurs fois. Les hommes se prennent pour des dieux et les voilà qui modèlent des paysages entiers. Du jour au lendemain, ils ont noyé une vallée. Un village a disparu. On a donné son nom au lac. Castillon. Comme un rappel de ce qui a été et que les nouvelles générations ne connaîtront pas. Je suis ces nouvelles générations. La noyade a eu lieu bien avant ma naissance. Bien avant que mes parents arrivent au bord du lac. Parfois j'y pense. Je me demande s’il reste des maisons sous l'eau. A quoi ressemblent elles ? Est-ce qu'elles sont intact sous ses mètres cubes d'eau? Restent-ils des effets personnels des habitants qu'on a déplacé ailleurs? Le plus dur reste d’imaginer ma vallée sans ce lac. Avec seulement une rivière au milieu, qui grossit et s’assèche selon les saisons. Torrent en hiver quand les neiges fondent. Ruisseau en été quand le soleil brûle. Difficile d’imaginer ces variations quand celles que je connais sont manipulées par l’homme. Filet d’eau en hiver pour faire tourner les turbines du barrage. Vaste étendue en été pour les pédalos des touristes. Je regarde à nouveau l’étendue impassible de Baudreix. Les constructions qui le borde le rendent impossiblement plus petit. Je ne vois qu’un étang gris intriqué entre les attractions aquatiques et la gravière. Le temps me paraît bien triste tout à coup et je me prend à rêver. Je rêve du soleil qui miroite sur une eau turquoise, entourée de montagnes vertes. Du chant des cigales comme bruit de fond et des catamarans qui dessinent des formes abstraites sur les vagues. De ce ciel si bleu et clair, sans le moindre nuage, dans lequel mes yeux se perdent. Artificiel, oui. Castillon l’est aussi. Cependant, rien ne rivalisera avec le parfum de mes souvenirs et la couleur irréelle de l’eau du Verdon. Mes souvenirs d’été m’emmènent encore ailleurs. Au bord d’un lac qui lui connaît bien les tourments d’un temps pluvieux. Aucun homme ne l’a modelé celui-ci. C’est un véritable témoignage de la Nature violente qui en l’espace d’un instant détruit ce qu’elle a créé. Pourtant à le voir, il paraît moins naturel que n’importe quel autre. Si rond qu’il en est trop parfait. Qui pourrait imaginer le spectacle d’explosion et de lave qui a eu lieu en son sein ? La roche noir en fusion, bien trop chaude pour n’importe quel être vivant, a la place de cette forêt si verdoyante ? C’était il y a 6 900 ans. Jeune pour les temps géologiques et pourtant si lointain pour la vie humaine. Le volcan a laissé un cratère qui s’est rempli d’eau. Les eaux sombres de Baudreix m’y ont immédiatement fait penser. Ce lac aux eaux bleu-nuits qui semble sans fond. Comme si on pouvait encore s’engouffrer dans la cheminée du volcan et descendre jusqu’au centre de la Terre. Le lac Pavin qui a longtemps hanté mes songes les plus sombres d’enfant. Pavin de pavent en occitan veut dire effroyable. Un nom sûrement tiré de sa couleur mais aussi des légendes. C’est celles-ci qui nourrirent mon imaginaire d’enfant par des rêves peuplés d’ombre et de créatures sordides. Je me rappelle encore d’être assis sur cette large pierre au bord de l’eau, qu’ils appellent la chaise du diable, a écouter le récit de la légende conté par ma marraine. Les aboutissants m’en sont lointains maintenant, des années après, et l’histoire floue. De ces débris de souvenirs subsistent l’idée d’une église engloutie qui se mettrait à sonner à minuit si l’on lançait une pierre au milieu du lac. Le diable qui se réveillerai de sa prison d’eau pour revenir parmi les mortels. Dès lors, je me remémore la peur d’entendre le son feint d’une cloche sous le lac quand j’en faisais le tour. Pendant longtemps, les traces de cette histoire dans mon esprit me firent me demander si chaque lac avait son propre diable. Qui sait ce qui se cache sous les eaux de marbre de Baudreix ? Qu’est ce qui se passerait si je lançais une pierre sur la surface parfaitement immobile ? Ce voyage dans mes souvenirs éparpillent mes pensées entre tous ces lacs dont j’ai croisé le chemin. Chacun gardant un fragment d’une version passé de moi-même qui flotte quelque part à leur surface. L’étang de Lers dont je fait le tour avec mes parents pendant que mon frère fait l’ascension du col à vélo. Mon père qui me parle de lherzolite, cette roche du manteau terrestre qui affleure au dessus du lac. Les millions d’années d’histoire de formation géologique me donne le vertige. Le lac des Sagnes, à peine plus qu’un étang lui aussi, au bord duquel on pique-nique parfois. Les histoires de protection de dragons qu’inventent nos cerveaux d’enfant en ébullition. Mes chaussures qui se tachent de boue lorsque l’on court dans les zones marécageuses bordées de roseaux. Cela n’a pas d’importance quand on sauve les dragons des méchants. Le lac de Sainte-Croix, enfant disproportionné de Castillon mais aux mêmes eaux turquoises. Ma peau qui brûle à la fois du soleil et des plaies rouges sur mon corps pendant que je regarde mes amis plonger en riant. Le large bandage sur mon épaule me rappelle la sensation du gravier qui s’enfonce dans ma chaire et qui m’empêche maintenant de me baigner. Soudain, il fait trop chaud et il y a trop de monde. Le lac de Garde, ce géant d’Italie, qui possède marée et courant. Le brouillard gris qui couvre l’horizon et la lointaine rive opposée. L’eau me paraît étrange sous cette couleur mais je pense déjà au prochain parfum de gelato que je vais tester. Le vent se lève et les bateaux se mettent à tanguer, tout est flou. Ou bien est-ce seulement mon souvenir qui se voile ? Le lac des Monges, qui n’a de lac que le nom. Marécage devenu grande mare par la main de l’homme, il m’apporte du réconfort. L’ascension n’était pas si longue mais ardue, mes cuisses brûlent sous l’effort. Je peux enfin poser mon hamac et contempler les vallées en contre bas. Le soleil se couche sur les montagnes et, à côté de cette mare, je suis enfin en paix. Il y en a d’autres des lacs. Il y en aura d’autres. Je suis de retour au bord de Baudreix. Je ne pensais pas qu’une étendue d’eau allait m’emporter si loin dans ce flot de réminiscences. Je ne pensais pas me sentir nostalgique. Je laisse un nouveau fragment de moi au bord de ce lac et je m’en vais. Il faut continuer. Incessant cycle de la nature, l’eau ne s’arrête jamais. Qui sait ce que je trouverais d’autre en suivant son court ?